La condition bilingue
A soi-disant Daryush Shayegan
Faut-il nommer le poète portugais qui écrivait sous une soixante-dizaine de noms et qui, par ce moyen, jouait avec tous les chercheurs curieux de la vie derrière l’œuvre, de l’invisible derrière le visible? Non, il s’appelait Fernando Pessoa. Mais est-ce qu’il y a vraiment un orthonyme pour un maître de l’hétéronymie? Non, il n’a plus d’orthonyme; puisqu’il a déjà mis en cause l’efficacité d’une telle distinction. Et oui, il n’est guère lui-même anonyme: ce monsieur est fort célèbre. Il s’appelle Fernando Pessoa. Quelle est donc la véritable conséquence de cette op-position? Etre masqué ou bien démasqué? Devenir visible ou plutôt invisible?
Cela dit, le cas de Pessoa, si étrange soit-il, n’implique pas de contradiction; pas plus qu’une simple opposition; mais plutôt une op-position. Cette dernière désigne une situation particulière plus qu’un léger désaccord. L’op-position est l’acte de poser d’une manière unitaire deux pôles qui se dressent l’un face à l’autre. Cet acte est vivre en hétéronyme, tout en gardant son orthonyme et en maniant la force de l’anonymat. Et cela n’implique pas de contradiction; mais plutôt un souci d’appellation.
La condition bilingue est une condition pessoaïenne; c’est dire une condition op-poseé. Ecrire en deux langues, loin d’être contradictoire, est l’acte de se retrouver, de s’éloigner dans le but de se rapprocher et vice versa. Tout cela parce que l’écriture est en quelque sorte l’appellation.
Mais quel était finalement l’orthonyme de monsieur le poète? Personne ne peut dire: celui qu’on lui avait attribué dès la naissance. Il faut respecter les choix du poète. Ne s’appelle-t-il pas en fin de compte Fernando Pessoa? Personne ne peut le nier. Faut-il répéter tout cela, terme à terme, à propos de la langue originale, de l’ortho-langue d’un écrivain bilingue? Cela ne semble pas nécessaire.
Ecrire en une langue étrangère est vivre en hétéronyme. La vie d’un écrivain bilingue est constituée d’une corrélation phénoménologique, c’est-à-dire celle de l’absence et de la présence. Il vit, tantôt, en présence d’un autre mode de l’appellation conditionné par l’absence de la langue maternelle et, tantôt, en l’absence de la langue étrangère occasionnellement exclue et toutefois toujours présente. C’est de cette structure corrélative, de cet é-change, qu’il profite pour avoir une autre vie inaccessible: une vie anonyme. Puisqu’il nous met, chaque fois qu’il écrit, en face de cette question abrupte: quelle est, en définitive, sa langue originale? Le français ou, en l’occurence, le persan?
Faut-il rappeler que la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, reste insuffisante?
In: Revue de Téhéran, n° ۱۵۱, Juin 2018.